Je n’ai réalisé que j’étais à Marrakech (c’était en mai) que lorsque je me suis trouvé en face du minaret de la Koutoubiya : à lui seul, il vaut le déplacement.
Ce premier contact avec la ville a donc tenu ses promesses : ce n’est pas le cas du deuxième. Nous voulions, mes amis et moi, déjeuner. Nous avons atterri dans un riad joliment rénové : mais ce décor n’a pas suffi à notre bonheur. Ambiance feutrée, banquettes ikéa aux tons sable et crème, des pelletées de livres rangés sur des étagères, des photos noir et blanc accrochées au mur, des jus de fruits à un prix rédhibitoire : le lieu manquait d’authenticité, on était plus proche d’un café branchouille du 11ème arrondissement de Paris que de la médina de Marrakech. Nous avons bu notre jus, puis nous avons poursuivi notre route.
En la poursuivant, nous avons bien constaté que la ville n’est pourtant pas, loin s’en faut, dénuée de richesses. Les souks tentaculaires étalent leurs trésors au fil de larges ruelles, puis se perdent dans mille kissarias, les fondouks immenses dévoilent derrière un porche discret leurs fières et imposantes arcades, la fameuse place Djamaa el Fna se réveille à la nuit tombée, c’est une fontaine étincelante où le jus d’orange coule à flots pour seulement 3 dh le verre.
J’ai été très impressionné par l’atmosphère qui régnait sur la place Djamaa el Fna la nuit. C’était samedi soir : y a-t-il toujours autant de monde ? Je me suis gavé de jus de fruits, d’escargots (que l’on déguste dans de petits bols), ainsi que du jus de ces escargots puisqu’il est très bon, paraît-il, de boire le jus qui reste dans le bol et où ont cuit les escargots (c’est un peu salé quand même). Je passerai sur les montreurs de singes et les musiciens gnaouas qui pour une photo m’ont réclamé une fortune. Là où il m’a semblé trouver le cœur vivant de la place, son âme, c’est dans les cercles qui se formaient autour des conteurs. C’était un réel plaisir de voir le visage des spectateurs s’illuminer soudain et de les voir rire à gorge déployée, à l’écoute d’un bon mot. Mais quelle tristesse alors de ne pas comprendre l’arabe ! Il y avait dans ces représentations beaucoup de naturel et d’authenticité. La place recèle un charme (au sens d’envoûtement) qui est indéniable, au point que j’ai éprouvé, sans même l’avoir vu venir, un sentiment « d’écrasement », de grande mélancolie, sentiment similaire à celui que j’avais pu ressentir à Venise, au contact de ses pierres et sous le poids de son histoire. Deux lieux éminemment touristiques et pourtant deux lieux magiques.
Je m’aperçois que j’ai parlé d’argent à trois reprises. C’est qu’on fait de cette ville une grande publicité dans les magazines de déco, que donc elle est, comme je viens de le dire, très touristique, et que ses commerçants – Marocains ou Européens – comptent beaucoup sur les devises étrangères pour vivre pleinement leur eldorado. D’où la cherté (relative) des produits. Car en vivant au Maroc, j’ai malheureusement appris que, quelque élevé que soit le prix que payent les touristes, ils sont loin d’imaginer à quel point la vie peut être peu chère à certains endroits, et quelque exigeants que soient les commerçants (pas tous), ils sont loin de se rendre compte de quels sommets peut atteindre le pouvoir d’achat de ces mêmes touristes. Pour connaître l’écart de niveau de vie qui existe entre ici et là, entre un pays « du Sud » et un pays « du Nord », il faut avoir vécu dans les deux pays. C’est cette différence qui explique sans doute pourquoi les commerçants marrakchis, habitués à la transhumance régulière de consommateurs à l’occidentale, se lâchent avec allégresse quand ils affichent leurs prix, et pourquoi aussi de nombreux touristes incrédules prennent le Maroc pour un vaste supermarché à bas prix. Ces rapports sont les traces de l’injustice pérenne entre les pays du Nord qui détiennent les richesses et les pays du Sud qui galèrent, le Maroc essayant de capter une part de celles-ci via le tourisme. Cependant pour être plus complet, il faut ajouter qu’ici comme dans de nombreux pays, pauvres ou moins pauvres, plusieurs Maroc se côtoient, et que l’un d’entre eux en France serait soumis à l’ISF.
Patrimoine oral (on en a parlé), patrimoine matériel, Marrakech en est riche. La koubba almoravide fut un peu pour moi une « madeleine de Proust » et m’a transporté à l’époque où je suivais des cours d’histoire de l’art, rappelant à mon bon souvenir l’image chérie de mon professeur d’Arts de l’Islam.
La madrasa (école) Ben Youssef, par son décor et ses dimensions, semblait un palais, aux chambres bien exiguës il est vrai. Elles devaient l’être pour le travail spirituel qu’on y effectuait.
Des palais, nous en avons vu deux à Marrakech. Le premier, le palais el Badi, dresse des ruines imposantes dont les murs servent de perchoirs à une armée de cigognes. Elles donnent une petite idée de ce que fut un jour ce lieu, mais surtout, dans une salle à côté est exposé le minbar de la Koutoubiya, chef-d’œuvre absolu d’ébénisterie. Le minbar est une chaire à prêcher qui a la forme d’un escalier et que l’on utilise le vendredi lors de la grande prière. Celui-ci est une merveille d’assemblage et de préciosité. Il faut voir surtout la frise épigraphique qui court autour des joues du minbar, qui use de plusieurs essences de bois, et ce avec une élégance qui dépasse tout, les lettres étant sculptées avec hiératisme et nervosité, et cernées d’une autre couleur pour les révéler encore plus.
L’autre palais, le palais de la Bahia, foisonnait de stuc et de zelliges. Les patios et les cours se succédaient, pavés ou cultivés. Une large cour entourée d’une fine colonnade de bois m’a évoqué l’architecture coloniale, rapprochement abusif sans doute ?
Les Tombeaux Saadiens, un autre rendez-vous touristique de la ville, ne manquaient pas de charme. Mais c’est le genre de lieu que l’on voudrait arpenter seul ou presque, au petit matin ou au crépuscule. Et là, les groupes se bousculaient au portillon.
Et que dire de la villa Majorelle ? Elle est colorée, c’est vrai. Son jardin est bien entretenu, c’est vrai. Son musée est plein d’intérêt, c’est vrai et c’est ce que j’ai préféré. Mais l’endroit était gavé de touristes. On ne pouvait pas faire un pas sans buter contre une Espagnole, un Français ou des Allemands en short. Pour être franc, nous avons tout de même à un certain moment croisé un couple de Marocains. Je ne sais plus exactement comment ils étaient habillés, mais je peux certifier qu’il s’agissait de nationaux. Une petite enclave européenne à Marrakech en somme, comme il en existe beaucoup.