L’éclosion du Musée d’art moderne et contemporain Mohammed VI de Rabat est une véritable chance pour le Maroc : lieu de découverte et de plaisir, de connaissance de soi et du monde, de médiation et d’appropriation du patrimoine marocain, assise solide pour le développement d’une Histoire de l’Art proprement marocaine (de niveau universitaire ?)… l’établissement s’est vite révélé un phare propre à éclairer les curieux de peinture et bien plus.

Le musée ne comporte pas (encore) de collections propres : les toiles exposées sont issues de collections particulières (fondations, banques, galeries, collections des artistes et de leurs descendants…) ou d’institutions publiques (écoles, ministères…). C’est pourquoi le visiteur, lorsqu’il réitère sa visite et parcourt plusieurs fois les salles à quelque temps de distance, ne tombe pas toujours sur les mêmes œuvres, qui se renouvellent régulièrement, un peu comme au Louvre Lens mais pour d’autres raisons…
Peu importe : chaque toile est une révélation. La peinture moderne marocaine est un creuset inépuisable d’émotions, de styles, d’écritures et d’influences. Et son histoire même, qui en grande partie reste à écrire, est d’une richesse extraordinaire, pleine de personnalités et de destins hors du commun (comme Jilali Gharbaoui, Aziz Abou Ali, Louardiri…), et liée aux soubresauts de l’Histoire.
Moi qui ai, plus tôt, dans ma jeunesse, goûté les arts islamiques, je ne m’attendais pas à être touché à ce point par une peinture dont la modernité ne suscite pas forcément chez moi un fort désir de découverte. Mais elle m’a convaincu rapidement. Et comme, lors de mes dernières visites, les photographies étaient autorisées, j’aimerais maintenant tenter de la promouvoir sur ce blog à l’occasion d’une balade illustrée. C’est pourquoi je vous propose quelques clichés accompagnés de commentaires fondés sur mes impressions de visite et quelques connaissances.
Le musée doit sans conteste représenter un centre de ressources pour le développement des études d’histoire de l’art au Maroc. A cet égard, il serait selon moi important de s’attarder davantage sur la période initiale qui inaugure l’écriture d’une histoire de l’art moderne marocain: les peintres précurseurs qui en sont les principaux acteurs, et donc j’ai déjà parlé ici et là, ont fait malheureusement jusqu’à présent l’objet de très peu de publications, en raison notamment d’une rareté des sources documentaires disponibles, ou d’une certaine indifférence à leur égard. Au contraire le Musée Mohammed VI les sort de l’ombre, et cela est susceptible de bouleverser leur réception.
- Des artistes pionniers
Je vous ai déjà parlé de ces hommes et femmes marocains qui, au hasard d’une rencontre avec un étranger versé dans la peinture séjournant dans le pays, ont embrassé une carrière artistique, curieux et ambitieux de transposer sur une toile de chevalet la couleur venant des enluminures et des décors architecturaux. Ils s’appelaient Mohamed Ben Ali Rbati, maître Kadiri, Haj Abdelkrim Ouazzani… Certains parmi eux participent à une exposition organisée par Prosper Ricard aux Oudaïas de Rabat dont on trouve un compte-rendu dans le numéro 3 de la revue Maroc du 20 février 1930. Le premier espace du musée est consacré à ces précurseurs de l’art moderne marocain.
Mohamed Ben Ali Rbati propose des vues très aérées, très ouvertes sur l’espace, où l’air circule librement, avec des plages de couleurs pleines de fraîcheur : il se fait une spécialité de décrire des rassemblements importants de population, par exemple à l’occasion de cérémonies officielles, religieuses, de marchés… devant un palais, dans un patio ou au pied de murailles.
L’œuvre que je reproduis ici est une vue des abords des murailles de la Kasbah des Oudaïas à Rabat : herbes, fleurs, agaves (?) semblent prendre petit à petit possession du sol et des fortifications, et des hommes et des femmes en habits traditionnels (dont les tons bleu ciel et crème, déclinés en différentes nuances, forment un camaïeu séduisant qui entre en résonance avec le décor) se promènent à pied et à cheval.

Haj Abdelkrim Ouazzani est l’auteur de peintures exquises et très minutieuses, qui pour cette raison évoquent d’emblée des miniatures de manuscrits, ce que font aussi les encadrements successifs, à cartouches remplis de motifs géométriques et végétaux, qui les entourent. Ses tableaux, d’une profonde humanité, dépeignent, sous forme de petites scènes de genre, une réalité quotidienne : des élèves concentrés à l’intérieur d’une école coranique ; des femmes préparant des feuilles de brick ; trois personnages, dont une femme de rang élevé et un noir, au milieu d’un riad luxuriant.
Chez ce peintre, les couleurs sont davantage dominées par le rouge, le pourpre ou le bleu roi. J’ai observé en médina de Fès, près de Bab Rcif, la même fabrication de feuilles de brick sur une grosse boule de métal, utilisées pour la confection des briouates, de la pastilla…

A ces peintres précurseurs, on peut associer un photographe d’un rang particulier : le jeune sultan alaouite Moulay Abd el Aziz, qui s’étant déjà essayé au dessin et à la peinture (mais encore avide d’expériences), souhaite alors encore expérimenter le médium photographique et s’adjoint pour cela les services de Gabriel Veyre.
Ce dernier est employé depuis 1896 par les frères Lumière afin de promouvoir dans un premier temps le cinéma, puis dans un deuxième l’autochrome, leur invention. De cette expérience, l’expert en procédés photographiques tirera un livre, paru en 1905 : Dans l’intimité du sultan. Fort de son aide, le souverain installe certaines de ses femmes derrière une table ornée de fleurs sous cloche et devant une tenture fleurie, et leur demande de poser. Les unes regardent au loin, d’autres plongent leur regard dans un cadre.

Comme le sultan, les peintres marocains sont au courant des avancées internationales en matière d’art, explorent et se renouvellent, de telle sorte qu’il est possible, pour un même artiste, d’embrasser son cheminement sur une longue période.
- Des peintres en évolution
Ainsi, en se baladant dans les salles du musée, on est étonné de retrouver le même nom d’auteur associé à des œuvres de styles extrêmement différents. Avant de s’adonner à l’abstraction, de nombreux peintres ont commencé par des œuvres à l’allure plus académique, ou en tout cas moins radicale.
C’est le cas par exemple de Mohamed Melehi, dont une toile aux accents postimpressionnistes détonne face aux toiles géométriques et abstraites qui naîtront de sa même main 15 ans plus tard, ou encore celui de Mekki Megara qui, d’un réalisme très solide, se dirige ensuite vers une abstraction pleine de lyrisme.
La juxtaposition d’œuvres permet aussi d’entrevoir l’évolution de Farid Belkahia ou d’André Elbaz qui, chacun de son côté, innovent, le premier peignant sur la peau, le deuxième délaissant des paysages sombres et dépouillés pour des collages proches du surréalisme.
Chez Aziz Abou Ali et Ahmed Cherkaoui, on sent aussi au fil du temps une plus grande radicalité dans le regard. Par exemple le premier s’immerge au cours de sa carrière dans une gamme chromatique plus sombre et plus froide, tandis que les vues de ville très construites et charpentées du deuxième laissent la place notamment à une plus grande liberté formelle.
Il faut dire que tous ces peintres sont les récepteurs d’influences très diverses.
- Un melting-pot d’influences
Ces influences sont très différentes. On perçoit par exemple chez certains, comme je l’ai déjà dit, la séduction de l’académisme : Abdallah Fakhar tire son inspiration de l’antique en dessinant une Scène mythologique : en utilisant un large éventail de gris, en créant un puissant rai de lumière, il construit les plans, installe la profondeur et met en valeur les volumes marmoréens et le jeu d’ombres d’un bas-relief.

Chez Farid Belkahia et Ahmed Cherkaoui, le patrimoine séculaire marocain est mis à l’honneur et sublimé dans une démarche profondément innovante. Les motifs de la peinture corporelle au henné traditionnelle inspirent le premier qui les transpose à grande échelle sur un support organique : le cuir. Le deuxième réinvestit dans son œuvre le vocabulaire berbère dont il extrait les signes pour les représenter de façon monumentale et les magnifier, avec des couleurs à la fois délavées et puissantes. Ses portraits et masques à partir de toile de jute renvoient aux travaux d’Alberto Burri (qu’ils réinterprètent ?).

Maxime Benhaim affectionne les couleurs comme un Matisse ou un Nicolas de Stael, et les traite en larges aplats sensuels. Le lyrisme d’Abderrahman Rahoule n’est pas éloigné de celui d’Estève ou de Poliakoff en France.


Abdelkabir Rabi est représentatif de la même influence, celle de l’abstraction lyrique, et sa peinture, faite de larges coups de pinceau d’un noir intense venant balafrer la surface de la toile, peut par exemple faire penser à certaines toiles de Pierre Soulages dans les années 50 et 60.

Le brou de noix, que Pierre Soulages a aussi beaucoup utilisé, se retrouve sur Le signe, de Bouchaib Habbouli.

Cette dernière toile est caractéristique d’une autre tendance de la peinture moderne marocaine, ancrée elle aussi dans la tradition : une certaine prédilection pour le signe.
- La lettre, le signe, le geste
Une encre d’Ahmed Cherkaoui se fonde entièrement sur la représentation de signes que l’on pourrait retrouver sur des tissus ou poteries berbères.

Quant aux toiles de Larbi Belcadi, elles empruntent à la fois aux traditions artisanales de la dinanderie et du tissage. Sur l’œuvre la plus grande, le centre présente une toile semblant receler un riche et mystérieux lexique.
En 1990, Mohammed Nabili fait le portrait monumental d’un signe rappelant une lettre amazigh.

Le geste effréné et tumultueux de Jilali Gharbaoui qui s’incarne sur la toile pourrait aussi faire penser à un alphabet personnel et intime.

Jilali Gharbaoui est l’une de ces figures de l’histoire de la peinture marocaine qui en impose à la fois par sa puissance expressive et le tragique de sa destinée, jusqu’à en devenir une icône.
- Figures iconiques
Jilali Gharbaoui griffe, raye, sillonne, entaille ses toiles de son geste passionné, à l’image des nombreux écueils qui ont fait de sa vie une destinée sans égale. Une autre peinture est traitée sous la forme d’un vitrail à la fois opaque et profond : un souvenir de l’un de ses séjours au monastère de Tioumliline ?

Meriem Meziane mérite aussi ce titre de figure iconique de la peinture marocaine : femme peintre autodidacte, influencée par la peinture orientaliste de son temps (il suffit de voir ses paysages du Moyen Atlas qui ne sont pas sans évoquer les architectures de Jacques Majorelle), elle est surtout sensible aux femmes de son temps et à leurs tenues, dont elle fait le portrait avec réalisme et empathie.
Hassan el Glaoui a forgé un style reconnaissable entre tous : vêtues de robes évanescentes et de voiles légers, de fines silhouettes de cavaliers montées sur de sveltes montures dansent sur des fonds colorés, à l’occasion de fantasias magiques. Fils du célèbre Pacha de Marrakech (dont j’ai parlé ici), il est encouragé par l’une des non moins célèbres connaissances de son père, Winston Churchill, à persévérer dans la peinture. Son univers séduisant le rend incontournable.

Parlons encore de Chaibia Tallal, autre femme peintre autodidacte. Ses figures robustes, sa composition libre et ses couleurs éclatantes font de ses œuvres des poèmes envoûtants. On la présente comme un peintre « naïf », mais si cette appellation est vraie à certains égards, il s’agit cependant d’une naïveté assumée et consciente, pensée, revisitée, si bien que de son travail émane finalement une modernité indéniable.

Tous ces peintres nous font pénétrer dans un univers bien à eux.
- Echappées oniriques
Les emprunts au rêve et la psychanalyse ne sont pas absents de ces œuvres. Abbès Saladi était, semble-t-il, un enfant qui dessinait de manière compulsive. Interné à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique, un docteur l’encourage à peindre en lui fournissant le matériel adéquat. Il forge alors sur la toile un univers unique, comme issu des profondeurs de l’âme, peuplé d’êtres vivants inattendus, univers qui en retour suscitera la curiosité de psychanalystes.

La toile que je reproduis ici me paraît entretenir une certaine proximité avec la peinture persane : cet arbre recouvert de visages ne ressemble-t-il pas à l’arbre waq waq auquel Iskandar (Alexandre le Grand) rend visite dans le Shahnameh ? La nature est peuplée d’oiseaux, une femme alanguie se tient devant un kiosque. La méticulosité du dessin n’est pas non plus sans renvoyer à la miniature…
Sur les toiles de Mohamed Kacimi, les silhouettes fragiles, qui s’extraient avec peine d’un voile luminescent, ou bien qui s’y désagrègent, semblent refléter un questionnement sur l’âme humaine, ou encore sur sa condition. Le peintre s’est d’ailleurs associé à un moment donné à un psychanalyste afin de mettre en place un atelier pour adolescents dans un centre de soins, ce qui donnera lieu à la parution d’un ouvrage : Traces et paroles, Mohamed Kacimi et Jalil Bennani, Paris, 2008.
Une sculpture de Boujemaa Lakhdar, « la personnalité artistique la plus marquante » d’Essaouira selon Georges Lapassade, ouvre elle aussi une voie vers l’insolite et l’indicible : son étrange et composite « astrolabe musical » puise son inspiration dans la « magie populaire » et la mystique.

Féru d’artisanat, d’art populaire et de magie, Boujemaa Lakhdar a aussi été le témoin de la société dans laquelle il vivait.
- Des photographes engagés
Daoud Aoulad-Syad s’est très vite passionné pour la photographie, dès l’époque de ses études en Sciences Physiques à Nancy. Et très vite après aussi, il expose. Au Maroc, il s’intéresse à ses contemporains, et notamment aux plus humbles. Les clichés qu’il prend de Marrakech et de la place Djemaa el Fna le relient à son enfance passée dans le sud du pays. D’une grande qualité formelle, ses prises de vue nous plongent dans un Maroc à la fois humaniste et éternel.

Photographe de l’individualité et du collectif, Hicham Benohoud s’empare de la salle de classe où il enseigne les arts plastiques et met en scène ses élèves avec des accessoires inattendus, afin d’en donner une représentation décalée, détournée et propice à susciter l’interrogation.

Avec la série photographique Azemmour, quelques années après avoir quitté son travail d’enseignant, Hicham Benohoud mettra son talent au service d’enfants de la ville d’Azemmour au Maroc.
Inspiré par Sebastiao Salgado, Noureddine El Ghoumari est l’auteur de portraits de très grandes dimensions : ceux-ci, traités avec une grande objectivité, mais en même temps retravaillés digitalement, mettent en valeur leurs modèles pour mieux en raconter le vécu, la dignité, les marques.

Enfin, c’est le Musée Mohamed VI qui m’a fait découvrir Leïla Alaoui à travers une de ses œuvres exposée là-bas : « No Pasara ». Il s’agit d’un triptyque photographique.

Le premier tirage qui le compose représente, à gauche, une barque que des silhouettes poussent sur le flot : celles-ci ne sont que des ombres et la photographie semble avoir été prise au petit jour. Le grain photographique est épais et un silence d’aube envahit l’image.
Sur le cliché du milieu, des empreintes de main s’étalent superposées sur un mur clair ; sombres au contraire, les traces de main se détachent du fond avec insistance : du sang ?
A droite, un jeune garçon est assis au pied d’un mur au centre duquel bée une large ouverture, percée dans la paroi, qui crée un passage ouvert sur un paysage très vaste, très aéré, lointain, au milieu duquel courent de jeunes footballeurs en herbe : une « fenêtre sur le paysage » qui semble se métamorphoser en idéal.
Le titre : « No pasara. » est-il une réinterprétation du slogan des Républicains espagnols ? Ce « Il ne passera pas » fait sans doute référence à cette jeunesse en détresse prête à braver la mer pour rejoindre un ailleurs qu’elle tient pour meilleur.
Leïla Alaoui est décédée au début de l’année dernière, et l’annonce de son décès, survenu lors d’un attentat, m’a rempli de désespoir. Son œuvre et sa mémoire ne pouvaient trouver de plus beau tombeau que le Musée d’art moderne et contemporain Mohammed VI de Rabat. Dans un dialogue fécond et incessant avec les visiteurs et les œuvres.